La comptabilité multi-capitaux, un levier de transformation

Interview de Delphine Gibassier

Delphine Gibassier est professeure titulaire de la Chaire Performance globale multi capitaux co-fondée à Audencia par Danone, L’Oréal et PwC France et Maghreb. Elle est aussi fondatrice et présidente de Vert de Gris, qui accompagne les professions du chiffre et du risque à l’intégration du développement durable dans leurs métiers.

Quelle solution la chaire Performance globale multi-capitaux d'Audencia développe-t-elle ?

Cela fait plus de 20 ans que l’on parle de comptabilité multi-capitaux, c’est-à-dire qui prend en compte à la fois les aspects financiers et extra-financiers. Nous avons donc du recul pour comprendre ce qui a marché et ce qui ne marche pas. Aujourd’hui, nos travaux portent sur le développement d’une méthodologie et d’un outil de comptabilité globale, le LIFTS Accounting Model©. Notre objectif est de tester de nouvelles approches multi-capitaux sur des bases de recherche.

Après avoir été testé sur des PME, cet outil sert aussi de base de discussion avec de grands groupes. Nous explorons avec eux les contraintes à respecter pour qu’il réponde aux objectifs de développement durable des entreprises, ainsi que les obstacles internes à surmonter pour qu’il soit adopté.

En quoi la comptabilité globale ou comptabilité multi-capitaux est-elle un outil transformatif ?

Quand une entreprise met en place une politique de finance durable ou de contrôle de gestion multi-capitaux, elle doit d’abord changer de boussole. L'économie est contrainte par la société et par l'environnement. Si ces derniers ne sont pas respectés, l’entreprise ne crée pas de valeur mais se rend responsable de destruction de valeur à court, moyen et long termes pour notre génération et les suivantes.

La comptabilité multi-capitaux ne se décide pas à la légère puisqu’elle implique de changer de modèle économique. Ce changement de paradigme peut s’avérer relativement violent car il s’accompagne de choix : renoncer à certains produits ou services, certains fournisseurs, voire certains clients. La Camif a clairement expliqué cette démarche. Selon le rapport de mission 2021 de la Camif, cesser d’importer des produits non européens a occasionné une perte d’un million d’euros de chiffre d’affaires sur six mois, et le boycott du Black Friday depuis 2017 coûte 500 000 euros par an à l’entreprise. 

« Aujourd’hui chez Camif, plus aucun produit ne fait le tour de la planète. De la sélection de la matière à l’emballage en passant par le design, toute la fabrication de nos produits est la plus locale possible. Un engagement qui nous a fait renoncer à certains univers, plusieurs matières, quelques partenaires. Pour le mobilier de jardin ou encore certains électroménagers comme les fours, on a dû réduire considérablement notre offre car nous n’avons pas encore trouvé d’alternative locale. »

Emery Jacquillat, PDG de Camif

Source : Novethic

Décidée par l'entreprise, la transition durable est ensuite l'œuvre des collaborateurs : comment l’abordent-ils ?

Les choix de l’entreprise évoqués plus haut (quels produits, fournisseurs, marchés, clients) suscitent en écho des questionnements personnels. Et ces choix personnels sont loin d’être évidents car ils touchent à l’intime, aux modes de vie actuels et futurs de soi et de sa famille. 

Sans sombrer dans la collapsologie, les discussions sur le développement durable n’évoquent pas un avenir radieux. La chaire propose donc, dans les entreprises où elle met en œuvre le LIFTS Accounting Model©, des ateliers “blocages et solutions”. Car la comptabilité globale n’est pas qu’une question technique !

Faut-il anticiper des réticences lors de la mise en place d’une comptabilité globale ?

Oui, à commencer par des blocages financiers. Toutes les directions financières ne sont pas disposées à augmenter la taille de leurs équipes de contrôleurs de gestion, ce qui est pourtant nécessaire pour piloter de nouveaux indicateurs. 

Ces réticences sont cependant de plus en plus contrebalancées par la pression exercée par les parties prenantes. Les clients veulent de la transparence, y compris dans le B2B : des commerciaux font remonter les attentes des acheteurs, qui peuvent aller jusqu’à délister une entreprise qui ne serait pas en mesure de communiquer sur sa performance extra-financière. Les financiers (banques, investisseurs) scrutent de plus en plus la partie environnementale, sociale et de gouvernance (ESG) des business models. La pression vient de partout.

Par ailleurs, déployer une méthode de comptabilité multi-capitaux nécessite du temps et de la réflexion. Les données sont nombreuses et dispersées. Il faut s’interroger sur la qualité de ces données, leur provenance (parfois externe), les caractéristiques à leur attribuer.

Il y a également des degrés de confidentialité à respecter. Par exemple, le coût du gramme de carbone d’une bouteille en plastique peut être une information à ne pas divulguer car elle donne des indications de sourcing ou sur la marge.

Dans quelle mesure la technologie peut-elle faire avancer la comptabilité multi-capitaux ?

Mettre en œuvre notre LIFTS Accounting Model© requiert des données complètement traçables par nécessité d’exhaustivité, de vérification, d’audit. Aujourd'hui, nous menons une réflexion autour de la capture des données, avec deux pistes principales : la blockchain et l’intelligence artificielle (IA).

La blockchain présente des avantages en termes de transparence et de traçabilité, mais aussi des inconvénients en matière de consommation d’énergie. Cette technologie peut aider une entreprise à obtenir les données dont elle a besoin sur des chaînes de valeur aujourd’hui très longues (jusqu’à quatre à cinq rangs de fournisseurs), même si la volonté de les raccourcir existe. Autre point fort, grâce au principe de pair-à-pair de la blockchain, la donnée est vérifiée sans que le fournisseur ne se sente remis en cause.

L’IA est quant à elle indispensable pour utiliser des données dispersées dans des zones et des outils multiples. La plupart des fonctions (achats, ressources humaines…) disposent de data lakes, pas la fonction RSE. Comme il n’est pas envisageable de recourir aux progiciels de gestion intégrée (ERP), qui n’ont pas été conçus pour gérer les données extra-financières, l’IA nous permettra de plus en plus de capturer les données où elles se trouvent et de les structurer avant de les transmettre aux outils comme le LIFTS Accounting Model©.

Quelles prochaines étapes prévoyez-vous pour la chaire Performance globale multi-capitaux ?

Jusqu’en 2024, nous irons toujours plus loin dans les expérimentations. Notre défi pour les années à venir est de continuer à confronter la théorie, qui est robuste, à la réalité, qui est complexe. 

Nous devons résoudre deux grands défis. Le premier est technique, lié aux nombreuses questions qui se posent au fur et à mesure de la mise en œuvre du LIFTS Accounting Model©. À ce titre, les équipes de PwC France et Maghreb nous aident à surmonter les obstacles grâce à leur rôle d’intégrateur dans l'implémentation de la solution.

Le second défi est le passage à l’échelle. Jusqu’à présent, notre LIFTS Accounting Model© a fait ses premiers pas dans trois PME, dont une primée en 2021 pour ce projet, dans un groupe coopératif agricole et à Audencia pour la partie carbone. Nous le déployons maintenant dans deux entités de grands groupes cotés. En plus des questions techniques, ce changement d’échelle pose des questions de gouvernance, comme la prise en compte d’objectifs de développement durable dans la rémunération du management. 

Se lancer dans la comptabilité globale change toute la notion de performance. Les entreprises ont donc autant besoin d’une méthode, d’un outil que d’un accompagnement dans leur transition et leur transformation.

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Sylvain Lambert

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Associé Développement durable, PwC France et Maghreb

Olivier Muller

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Associé Développement durable, PwC France et Maghreb

Cédric Haaser

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Associé Audit, PwC France

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