décembre 2021
Jusqu’à présent, la comptabilité était tournée vers le passé. La crise sociétale et environnementale que nous vivons, et dont l’urgence a été exacerbée par la pandémie de Covid-19, illustre la nécessité pour les entreprises et leurs directions financières de se projeter dans le futur.
Delphine Gibassier, titulaire de la chaire Performance globale multi-capitaux d'Audencia, démontre que les indicateurs financiers ne suffisent plus pour prendre des décisions d’avenir. Un nouveau type de boussole se met en place.
Aujourd’hui, mesurer la performance des entreprises et leur création (ou destruction) de valeur à l'aune de critères purement financiers a atteint ses limites. Il y a une dizaine d’années, l’International Integrated Reporting Council (IIRC) a conceptualisé un reporting intégré basé sur six types de capitaux : financier, manufacturier, intellectuel, humain, social et sociétal, environnemental.
Héritière de ce concept, la loi PACTE en France est allée dans la même direction en créant en 2019 le statut d’entreprises à mission. Ces dernières intègrent leur responsabilité sociétale et environnementale (RSE) au cœur de leur stratégie et doivent rendre des comptes à leurs parties prenantes, d’où la nécessité d’une comptabilité dite multi-capitaux. Depuis 2020, la pandémie a placé la raison d’être au centre de l’attention des entreprises. Les capitaux humain, social et intellectuel sont apparus comme primordiaux.
La Chaire Performance globale multi-capitaux creuse ce sillon, avec pour postulat que tous les capitaux doivent avoir le même poids dans les prises de décision. Lorsqu’une décision est prise sur la base de considérations avant tout financières, les entreprises doivent savoir qu’elles se tirent une balle dans le pied pour le futur. La comptabilité multi-capitaux rend ces conséquences très visibles.
Toutes ! C’est peut-être contre-intuitif, mais les PME s’intéressent beaucoup au multi-capitaux. Les prises de parole de personnalités comme Hélène Le Teno, directrice de Jean-Noël Thorel Foundation et membre du comité scientifique de la chaire, contribuent à vulgariser et populariser ce concept. De par leur fort ancrage sociétal et territorial, des PME s’impliquent et deviennent pilotes d’une comptabilité triple capitaux (économique, social et environnemental). Au-delà de leurs interrogations de citoyens et chefs d’entreprises, leurs dirigeants y voient de multiples avantages, dont le moyen de se démarquer de la concurrence.
Les grands groupes rejoignent eux aussi le mouvement, parfois sous la pression réglementaire ou celle des investisseurs. L’impulsion peut aussi venir des convictions de leurs dirigeants. L’Oréal et Danone, cofondateurs de la chaire aux côtés de PwC France et Maghreb, se penchent sur ces questions depuis longtemps.
L’Oréal vient de publier son programme L’Oréal Pour le Futur, nos engagements pour 2030. Le parti pris du groupe est de baser ses avancées sur la science du développement durable, via un partenariat avec le Stockholm Resilience Center sur les limites planétaires. Dans ses travaux, L’Oréal explore les conséquences à long terme de son activité selon différents scénarios. Par exemple, que devient le chiffre d’affaires dans 10 ou 15 ans si le groupe ne respecte pas telle ou telle limite planétaire ? Christophe Babule, directeur administratif et financier groupe, exprime très clairement le besoin de lier activité, survie commerciale et impact de long terme avec le développement durable. L’intérêt d’une comptabilité basée sur les limites planétaires pour la résilience de l’entreprise devient évident.
Avec des PME motivées et de grandes entreprises partenaires, notre outil sort du laboratoire et nous entrons dans une deuxième phase d’expérimentation avec de grands groupes. Pour passer à l’échelle, notre volonté est d’essaimer les pratiques de comptabilité multi-capitaux en créant le bon écosystème et en nouant les bons partenariats. Nous allons notamment travailler avec des partenaires informatiques pour aider à internaliser le sujet dans les entreprises et les cabinets d’expertise comptable.
Pour pérenniser l’approche et aller plus loin, il est avant tout indispensable que les professionnels du chiffre soient formés, des BTS aux MBA, des contrôleurs de gestion aux experts comptables. Le plan de déploiement de la méthodologie multi-capitaux de la chaire comprend des formations qui seront déployées sur toute la France. Audencia propose un executive MBA Chief Value Officer, dont je suis directrice académique, qui permet d’acquérir les compétences stratégiques pour gérer et diriger des business units en multi-capitaux. Des formations plus courtes et par modules sont en outre destinées à des collaborateurs débutants à confirmés.
La comptabilité multi-capitaux a aussi besoin d’un narratif. Il n’y aura pas de recette miracle. Créer des outils est la première étape, et il en existe déjà que l’on peut utiliser, mais ce ne sera pas suffisant. Les chiffres peuvent être sujets à diverses interprétations, d’où la nécessité de maïeuticiens de la comptabilité multi-capitaux. Des postes seniors de chief value officer ou chief sustainable finance officer vont émerger. Inconcevables il y a peu, ces recrutements sont aujourd’hui de plus en plus envisagés.
Dernier point, les systèmes d’information doivent évoluer ou être complétés. Les grands ERP ne permettent pas de récolter les données nécessaires, qui sont très dispersées, dans différents formats et avec diverses temporalités. Les tentatives qui ont eu lieu se sont soldées par des échecs car les données financières continuaient de peser bien davantage que les données extra-financières. Pour s’affranchir d’ERP qui n’ont pas su se réinventer, des outils externes peuvent être utilisés. Les données peuvent être sourcées partout, des partenaires savent le faire, et vont nous aider à concevoir l’outil de demain.