Alors que l’entreprise commence à piloter sa performance globale (c’est-à-dire financière et extra-financière), le rôle de DAF se transforme inexorablement vers un rôle de Chief Performance Officer. À ce titre, la Direction financière est amenée à engager les premières réflexions sur les données extra-financières et leur intégration à l'écosystème de l'entreprise.
Le champ à défricher est vaste, et les questions à se poser nombreuses. Les indicateurs choisis sont-ils pertinents au regard de la stratégie RSE et de la stratégie globale de l’entreprise ? Les chiffres transmis sont-ils étayés ou déclaratifs ? Ont-ils été calculés de la même manière dans chaque business unit, chaque filiale ? Le processus est-il supervisé, contrôlable et auditable ? Comment faire la jonction entre la donnée financière et la donnée non financière ? Quel lien transparent et intelligible pour le marché est-il possible d’établir entre P&L (compte de résultat) et eP&L (compte de résultat environnemental) ?
En matière de qualité et de transparence, beaucoup dépend de la gouvernance des données ESG. En permettant une gestion efficace du reporting de durabilité, celle-ci est un facteur essentiel pour placer le reporting de durabilité au cœur de la prise de décisions financières éclairées. Cette gouvernance repose sur :
la définition claire des rôles et responsabilités au sein de l’organisation,
la mise en place de processus rigoureux de validation, de normalisation et de certification,
l’instauration de mécanismes dédiés de contrôle de la qualité garants de la conformité des données ESG.
Ces éléments sont indispensables pour établir la crédibilité des rapports de durabilité, maintenir la confiance avec les parties prenantes internes et externes et répondre aux nouvelles exigences réglementaires. L’exercice n'est pas facile pour autant.
Les données ESG se caractérisent en effet par leur diversité. Deux grandes familles de données coexistent sur des temporalités différentes. Les données endogènes (internes à l’organisation, comme la consommation d'eau ou d’énergie, les volumes de déchets) sont à traiter comme des flux. En revanche, les données exogènes (provenant de sources externes, comme les taux de conversion carbone de l’ADEME sur lesquels se basent les évaluations utilisées par les marchés financiers) sont produites mensuellement ou annuellement.
Par exemple, pour calculer l’empreinte carbone d’un produit, il est nécessaire d’en isoler chaque composant élémentaire sur lequel collecter et intégrer les données à un niveau extrêmement granulaire (par fournisseur, site de fabrication, etc.), puis de recomposer une empreinte globale.
Ce niveau de complexité impose de mettre en place une tour de contrôle sur chaque processus ou fonction, sans pour autant les multiplier à outrance. Dans la collecte et l’analyse des données ESG, chaque rôle doit être défini (qui contrôle, qui identifie les anomalies, etc.). Il est conseillé par exemple de commencer par les processus présentant le plus de valeur ajoutée avant d’étendre le dispositif.
Cette approche s'articule bien avec la mise en place de data offices dans lesquels les collaborateurs en charge d’un référentiel produit prennent en compte les données ESG (parmi tous les indicateurs de leur référentiel), en lien avec l’équipe RSE et les équipes de production. Un data office permet en outre de redonner du sens aux collaborateurs qui collectent l'information à des fins opérationnelles ou encore de pilotage.
Prenons l’exemple de l’empreinte carbone d’un flacon fabriqué avec 30 grammes de plastique. L’équipe RSE peut faire la conversion des volumes de plastique en équivalent carbone en utilisant la grille de l’ADEME. Le collaborateur du data office responsable de ce référentiel produit informera alors les équipes de production que le référentiel RSE a changé. Cette approche permet de créer une communauté d’intérêt par domaine de données pour une meilleure circulation de l’information et plus d’efficacité.
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Enfin, la conduite du changement sera nécessaire car tout va profondément évoluer : les équipes vont passer d’un reporting financier à non financier ; les collaborateurs doivent se former à d’autres outils ; de nouveaux processus sont mis en place pour collecter les données et des business review pour les améliorer ; une nouvelle organisation doit être pensée, notamment dans les entreprises mondiales.
Une fois la gouvernance établie, plusieurs approches existent pour construire une solide base IT de collecte des données extra-financières. Déterminer quelles sont les données essentielles pour l’organisation en fonction de ses objectifs RSE est un préalable pour rendre la collecte de données ESG plus précise et pertinente dans la perspective de prises de décisions stratégiques.
Il est important de choisir avec soin les sources appropriées pour chaque type de données. Par exemple, des capteurs IoT produiront des indicateurs sur la consommation d’eau ou d’électrique, la luminosité, la température ou la qualité de l'air ; des enquêtes de terrain fourniront des données par site (usine, point de vente, bureaux) ; et des benchmarks proviendront de partenaires et autres sources externes.
Se pose alors la question de l’optimisation de l’architecture SI. Aujourd'hui, toutes les organisations ont des outils de reporting, mais à des degrés de maturité très divers et avec des capacités de collecte souvent encore très partielles. Il s’agit donc d’outiller le reporting - sans forcément tout réinventer.
Les Directions financières déjà dotées d’une architecture SI peuvent capitaliser sur l’existant pour faciliter l'exploitation des données extra-financières en lien avec les données financières déjà disponibles.
Les autres doivent chercher à dépasser les processus purement déclaratifs (par exemple, un fichier Excel complété mensuellement par les responsables de business units). La plupart des données ESG existent ailleurs dans les systèmes, même si elles y sont stockées sous différentes formes, et leur collecte doit pouvoir être automatisée.
A minima, une solution de data visualization permet de mettre en commun les différentes sources de données extra-financières pour les exploiter.
La consommation électrique d’une boutique est un bon exemple d’indicateur dont la collecte peut être automatisée, puisqu’il est possible d’extraire les kWh des factures scannées disponibles dans l’ERP. La Direction financière devra arbitrer quant à l’effort que l’on veut consentir pour récupérer cette donnée dans la mesure où automatiser peut être très coûteux. Les avantages sont cependant de trois ordres : la qualité (pas d’erreur humaine de saisie), le traitement rapide de grands volumes de données et l’auditabilité.
Dans certains cas, la solution sera la construction d’un data lake (méthode de stockage massif de données) ou d’une data warehouse (base de données classique d’entreprise) recevant toutes les données ESG. Cela permet notamment de déployer un logiciel d’EPM (enterprise performance management) rapprochant chaque mois les valeurs réelles et le budget.
Pour aller plus loin dans la granularité requise par le reporting de durabilité, les outils actuels vont devoir évoluer. Un logiciel actuel d’EPM fournit des mesures par famille de produits, or des indicateurs par produit sont attendus. Plus performantes, les nouvelles éditions sauront par exemple préparer l’information dans le data lake ESG pour permettre à d’autres technologies de la restituer visuellement.
De plus en plus, les Directeurs financiers ou Chief Performance Officers exigeront que les données ESG remontent plus rapidement et qu’elles soient auditables pour atteindre un niveau de fiabilité équivalent à celui des données financières. Pour permettre ces processus, les équipes IT devront mettre en place des fondations techniques très solides avec d’énormes capacités de calcul en temps réel. Face à des investissements IT considérables, il sera nécessaire de démontrer aux métiers le retour sur investissement qu’ils peuvent en attendre.
En outre, les départements IT jouent un rôle déterminant dans les initiatives de mise en place d’une gouvernance des données ESG. Ces équipes possèdent en effet l'expertise technique requise pour établir les structures de gouvernance, tout en collaborant étroitement avec les métiers pour comprendre leurs besoins spécifiques. Collaborer étroitement avec le département IT permet également de s’assurer que les processus et les architectures couvrent correctement toute la chaîne de valorisation de la donnée : acquisition, stockage, conformité des données, reporting et analyse.
Pour aller encore plus loin - simulations, projections, voire prédictions au sens probabiliste et algorithmique du terme - un effort sera nécessaire sur la qualité de la donnée afin de réduire les marges d’erreur. La DSI est souvent considérée comme garante du contenant (qui véhicule l’information de manière intègre) et non du contenu. Il faudra clarifier qui, des métiers ou de l’IT, sera responsable de la qualité et de la conformité des données ESG.
“Avoir la bonne donnée au bon moment est le nerf d’une bonne gestion. Pour aider les dirigeants à intégrer les considérations climatiques dans la stratégie, les DSI peuvent inclure dans leur mandat de transformation numérique le développement de systèmes de collecte de données ESG à réinjecter dans les processus décisionnels. Cela ne doit pas être une corvée : les outils nécessaires peuvent souvent s'appuyer sur des plateformes existantes, telles que les ERP.”
Ces innovations de ruptures peu à peu adoptées par les Directions financières peuvent être mises rapidement au service de la gestion des données ESG. Il y a maintenant presque un an, le monde découvrait ChatGPT, une intelligence artificielle avec laquelle nous pouvons converser pour générer du contenu (image, son, document, texte). Les domaines d’applications de cette technologie désormais accessible à toutes et tous sont multiples. Nul doute qu’elle ne devienne un accélérateur majeur du reporting de durabilité de demain en facilitant la collecte, la gestion et la production de données ESG.
Merci à Mélanie Albertini-Biyoudi, Senior Manager Finance, PwC France et Maghreb, et Laure Grisoni, Senior Manager Finance, PwC France et Maghreb, pour leur contribution à ce texte.