Nicolas Jolivet, Associé, PwC France et Maghreb - Quelle est l’origine de la création de Neolithe ? Qu’est-ce qui fait sa particularité et sa force ?
Pauline Humeau, Directrice financière de Néolithe - Lorsque Nicolas Cruaud, Clément Bénasy et William Cruaud ont créé Néolithe en 2019, c’était pour s'attaquer au problème du réchauffement climatique sous l‘angle de la gestion des déchets. Nous apportons une solution moins émissive en carbone au traitement des déchets non recyclables, non inertes et non dangereux. À présent, ces refus de tri en mélange (bouts de bois, de plastique ou de textile) sont généralement enfouis ou incinérés car très difficilement valorisables. Considérant que leur valorisation serait une meilleure solution, nous avons inventé un processus de fossilisation accélérée.
Nous nous sommes lancé le pari de traiter industriellement et écologiquement les déchets non-recyclables. Néolithe a été créée pour proposer une alternative à l’enfouissement et l’incinération qui émettent beaucoup de gaz à effet de serre.
Notre modèle d’affaires a connu quatre pivots en deux ans. Au départ, nous envisagions de vendre nos machines à nos clients. Puis d’installer l’intégralité de la ligne chez nos clients en passant sur un modèle de facturation à la tonne de déchets traités. Puis nous avons envisagé l’installation de la chaîne de broyage sur site client uniquement, en conservant la partie fossilisation chez nous.
Aujourd’hui, nous sommes sur un modèle qui consiste à installer nos machines sur nos propres sites, qui auront une capacité de traitement des déchets 10 fois supérieure. Nous passons ainsi de 10 000 tonnes de déchets par an à Avrillé à 100 000 tonnes sur les sites que nous exploiterons bientôt sur notre propre foncier. Les clients nous apporteront leur refus de tri et nous leur facturerons une prestation de traitement à la tonne.
Nicolas Jolivet - Qu'est-ce qui a motivé ces changements de modèle d’affaires ?
Pauline Humeau - Ces évolutions sont cohérentes avec la raison d'être de Néolithe et son ambition à moyen et long termes : la décarbonation. Aujourd'hui, nous y contribuons par la valorisation de déchets, et la fossilisation accélérée à froid est la meilleure méthode que nous ayons trouvée. Mais nous n’excluons pas que demain cela passe par un autre procédé pour séquestrer un maximum de carbone, ou par des exutoires autres que les granulats.
Ce qui me plaît, ce sont les projets industriels qui luttent contre le changement climatique. L'environnement, c'est l'enjeu du siècle et les petits gestes ne suffisent pas.
Plusieurs raisons ont motivé l’évolution du modèle d’affaires, à commencer par la volonté d’étendre et de diversifier notre marché cible. En libérant nos clients de la partie opérationnelle, nous intéressons désormais même ceux qui n'avaient pas le foncier nécessaire pour installer nos machines.
Par ailleurs, sur des sites capables de traiter 100 000 tonnes, il devient possible de mélanger les déchets de différents clients et de mutualiser la fossilisation. Nous l’ouvrons ainsi à davantage de types de déchets qui, pris individuellement, n’auraient pas forcément été éligibles. Là où l'ancien modèle nécessitait 10 000 tonnes minimum à traiter, le nouveau accepte des clients dont les tonnages sont plus faibles. Le potentiel de marché devient énorme.
Ce mode opérationnel permet aussi des économies d'échelle sur certains de nos équipements, qui ont une capacité nominale bien plus importante que ce dont la plupart des clients ont besoin sur leur site. La rentabilité de nos machines s’élève quand elles fonctionnent sur de grosses cadences. Enfin, comme Néolithe reste propriétaire de tout et opère sur son propre foncier, la prestation est plus simple à encadrer juridiquement. En conclusion, au fur et à mesure que nous développions notre métier d’industriel, nous avons pu identifier quel modèle serait à la fois le plus réplicable et le plus acceptable par le marché, afin d’avoir un impact le plus fort possible, le plus rapidement possible.
Nicolas Jolivet - Néolithe (la société comme sa direction) est encore jeune. Quelles difficultés et obstacles rencontrez-vous de ce fait ? Comment arrivez-vous à vous faire une place dans le monde du traitement des déchets ?
Pauline Humeau - Je pense que nous arrivons à nous faire une place d’abord parce que notre modèle d’affaires est particulièrement vertueux. Il s’inscrit dans l’air du temps (écologie, réindustrialisation, création d’emplois), nous arrivons sur le marché au bon moment et nous nous attaquons à un vrai problème, avec une solution relativement simple pour les clients. Pour un centre de tri ou une entreprise productrice de déchets, la fossilisation est une solution alternative simple d’accès, et vertueuse.
Par ailleurs, notre approche collaborative facilite notre entrée sur le marché. Au lieu de positionner Néolithe frontalement en concurrent des centres d'enfouissement ou d'incinération, nous essayons de travailler avec tous les acteurs actuels du traitement des déchets. La capacité de certains de ces acteurs va diminuer à terme, nous proposons une solution alternative, pourquoi pas en partenariat avec eux, dans une relation gagnant-gagnant.
Benoît Durroux, Senior manager, PwC France et Maghreb - Comment anticipez-vous l’arrivée de concurrents sur votre segment de marché ?
Pauline Humeau - Aujourd'hui, la fossilisation est, après l’enfouissement et l’incinération, la troisième alternative fonctionnelle de traitement des déchets au monde. Nous n'avons pas encore de concurrent sur la fossilisation, un procédé que nous sommes les seuls à proposer, mais nous savons que la concurrence arrivera et nous l’anticipons. Nous mettons l'accent sur la R&D, lui consacrant un budget important pour consolider notre avance technologique face à des géants du traitement de déchets. Nous n’excluons pas non plus des partenariats avec les gros acteurs du secteur.
Aujourd'hui, nos sujets sont le temps et la rentabilité. Nous devons saisir cette opportunité de marché le plus vite possible, mais pour que cette emprise ne se fasse pas au détriment de la rentabilité, nous apportons aussi des améliorations sur notre site actuel.
Nous travaillons notamment sur la partie gestion des données de traitement. Par exemple, nos équipes travaillent sur ce que nous appelons l’hypervision-supervision. Il s'agit de technologies Internet des Objets (IoT) embarquées sur les outils industriels qui nous permettront demain de connaître en temps réel l'usure des broyeurs, la composition des déchets qui entrent pour ajuster le liant en fonction des matières, etc.
Benoît Durroux - Néolithe donne l’impression de ne pas cantonner l’innovation à la R&D. Est-ce pour vous un cheval de bataille d’être innovant en tout ?
Pauline Humeau - C'est vrai que, par nature, nous avons tendance à ne pas faire comme les autres ! Au-delà de la R&D, qui est au cœur de notre métier, nous n’hésitons pas à innover dans d’autres domaines, par exemple juridiques. Nous avons recruté une responsable juridique expérimentée avec qui nous repensons certains nouveaux modèles contractuels.
Aujourd'hui, ne pas se mettre trop de barrières nous aide à passer à l’échelle. Par exemple, en matière de financement, nous avons réfléchi à un modèle de levée de fonds un peu différent. Celle qui aura lieu en 2024 ou 2025 s’appuiera sur du modeling financier pour structurer un financement attractif pour des fonds plus importants.
Nicolas Jolivet - Financement, foncier, recrutement : les difficultés ne manquent pas dans l’industrie. Comment Néolithe surmonte-t-elle ces obstacles ?
Pauline Humeau - En effet, ce n'est pas si facile. Les difficultés portent notamment sur le foncier et le financement, qui restent les principaux sujets pour les startups industrielles. C’est une des raisons pour lesquelles Nicolas a rejoint le Conseil d'administration de Start Industrie, l’organisation porte-voix des startups industrielles françaises, dont il devient le Vice-président.
La recherche de moyens financiers est compliquée par l’importance des fonds exigée par notre type d’activité, où le retour sur investissement est plus long que pour des startups dans le numérique, par exemple. Nous avons cependant un atout, la décarbonation, que des fonds à impact cherchent à financer. Dans le contexte actuel de resserrement de l’accès au financement pour les startups, les secteurs en lien avec l’écologie sont encore assez porteurs. Nous voyons les banques changer de braquet et commencer à vraiment tenir compte des critères environnementaux. Nous allons d’ailleurs bénéficier d'un prêt impact adossé sur des critères RSE. Cela veut dire que le taux d'intérêt sera bonifié si nous respectons les critères sur lesquels nous nous sommes engagés.
Trouver du foncier n’est pas non plus facile. Malgré le coût, notre ambition est de déployer plusieurs sites dans les prochaines années. Nous cherchons des terrains qui nous conviennent (bien placés, si possible avec un bon accès logistique) et nous permettent de sécuriser et débloquer des financements. La solution que nous avons trouvée s’appuie sur des équipes dédiées à 100% à la recherche de sites, notamment de friches industrielles.
Le recrutement en revanche n’est aujourd’hui pas une grosse difficulté pour Néolithe. D’une part, l'image de l'industrie se redore un peu depuis quelques années. D’autre part, la raison d’être de Néolithe compte pour beaucoup dans notre attractivité. Difficile de savoir si la facilité à recruter les bonnes compétences et à les faire venir en zone rurale est liée plus au projet environnemental de l’entreprise ou à un regain d’intérêt pour l'industriel - sans doute un peu des deux.
Nicolas Jolivet - Néolithe est passé d’une trentaine de salariés en 2021 à environ 200 aujourd'hui, et vous vous apprêtez à emménager sur un site beaucoup plus grand à Beaulieu-sur-Layon (49). Que conseilleriez-vous à une startup connaissant une croissance aussi rapide ?
Pauline Humeau - Avoir mis l’accent très tôt sur la structuration des équipes, là où d'autres sociétés auraient attendu d'être un peu plus matures pour staffer, nous aide pour passer à l’échelle. Nous n’avons qu’un site en fonctionnement, mais nous sommes 200 personnes, avec des fonctions supports déjà assez musclées, un processus de recrutement bien en place ainsi qu’un ERP et un système de gestion de production avec des stocks.
Cela peut paraître un peu étonnant de l'extérieur, mais nous avons fait ce choix pour être capable d'assumer l'hyper-croissance prévue dans l'année. Nous anticipons ainsi de nombreuses problématiques qui vont se présenter quand nous grandirons à plein régime.
Par ailleurs, nous connaissons nos limites et nous essayons de nous entourer de personnes qui peuvent nous aider sur ces points. Par exemple, le Directeur général adjoint qui nous a rejoint compte 20 ans d'expérience et dirigeait auparavant les opérations de Veolia Recyclage et Valorisation des déchets en Île-de-France. Des profils clés de ce type nous aident à ne pas faire d'erreur sur la partie industrialisation. Nous prenons aussi conseil auprès de grands industriels, très impliqués, qui font partie de notre comité stratégique.
Benoît Durroux - Où Néolithe en est-elle de ses ambitions à l’international ?
Pauline Humeau - Nous avons des discussions assez avancées en Europe, notamment en Allemagne et en Suisse. Nous intéressons aussi un pays comme le Japon, qui manque de place pour enfouir ses déchets et où, de ce fait, les coûts d'enfouissement sont plus élevés qu’en France. Le prix de notre prestation étant indexé sur le coût de l'enfouissement, la rentabilité de nos opérations dans ces zones géographiques est intéressante, même si c’est plus complexe en termes de logistiques.
Notre ambition est de mailler tout le territoire national puis international avec nos sites. Dans un second temps, nous n'excluons pas de nous lancer dans d’autres moyens de séquestrer un maximum de carbone. Notre raison d'être, c'est vraiment de décarboner - en France, et plus largement dans le monde.
Benoît Durroux - Au-delà de la décarbonation (sa raison d'être), Néolithe essaie-t-elle d’avoir de l’impact sur les trois volets de l’ESG ?
Pauline Humeau - Effectivement, l’activité de Néolithe est intrinsèquement dirigée vers l'environnement. Pour autant, nous avons formalisé une politique RSE plus large et nous avons entamé une démarche inspirée des attentes de la CSRD : liste des parties prenantes, matrice de matérialité, etc. Cela nous a permis d’identifier les principaux enjeux sur lesquels nous voulons travailler.
Sur le plan environnemental, un des sujets que nous travaillons est le déploiement de sites industriels avec un impact le plus minime possible sur la biodiversité. Pour ces sites, de cinq hectares en moyenne, nous privilégions la réhabilitation de friches industrielles, qui existent partout en France. Cela répond à des enjeux de biodiversité, même si notre activité, qui remplace l'enfouissement des déchets, permet déjà de réduire la pollution et de respecter les paysages. Nous souhaitons également limiter la consommation d’eau et d’électricité de nos sites. Notre processus comporte encore des marges de progression dans ce domaine.
Benoît Durroux - Et sur les piliers social et gouvernance ?
Pauline Humeau - Nos principaux enjeux sociaux sont la santé et la sécurité au travail, qui sont centraux dans le secteur industriel. Notre équipe hygiène-sécurité-environnement (HSE) compte cinq personnes et nous consacrons beaucoup d'efforts à ce sujet.
Du fait de notre marque employeur forte et de notre projet qui séduit beaucoup de talents, nous n’avons pas de problématique d'attractivité ni de fidélisation. Mais nous essayons d'anticiper en améliorant en continu les conditions de travail des salariés et en développant les compétences. La formation est l’une de nos priorités, nous y dédions un budget important cette année. Nous aimerions aussi travailler sur l'intégration de personnes en situation de handicap dans nos usines ou nos labos.
En termes de gouvernance, chaque directeur organise une réunion hebdomadaire avec ses équipes pour faire redescendre les informations et remonter les remarques, qui sont intégrées à la prise de décision. Par ailleurs, une réunion mensuelle réunit les 200 salariés et la direction pour communiquer sur les objectifs et les récentes avancées. Cette volonté de transparence est très appréciée.
Nicolas Jolivet - Néolithe n’a pas choisi de s’installer en proximité d’une grande metropole. Quel impact la dynamique et les choix géographiques de Néolithe ont-ils sur le développement territorial ? Cet ancrage territorial est-il une manière d’endosser un rôle social ?
Pauline Humeau - Nicolas et Williams sont Châlonnais. Ils ont voulu créer Néolithe à Chalonnes-sur-Loire, près d'Angers (Maine-et-Loire), pour contribuer au dynamisme du territoire, où Néolithe fait partie des principaux employeurs. Cette volonté se voit également dans la relation avec nos fournisseurs. Notre charte d'achats responsables comporte des critères permettant, lorsque cela est possible, de privilégier au maximum les fournisseurs locaux, voire hyper locaux, dans le Châlonnais.
Si nous essayons de rester sur notre territoire, c’est autant par attachement personnel des fondateurs que par cohérence avec nos valeurs. Cela envoie un message différent de celui de startups souvent urbaines (nantaises, parisiennes…) qui réfléchissent en termes de logistique, de bassin d'emploi, de vivier de ressources.
L’implantation de Néolithe en milieu rural ne nous a pas pénalisée. Nous n’avons aucun mal à recruter et, vis-à-vis des collectivités, la sincérité de notre démarche devrait faciliter l'implantation de nos sites sur d'autres territoires ruraux. Plus largement, avoir une vraie action sur le territoire s'inscrit bien dans l’élan de réindustrialisation de la France.