Les investisseurs affirment de plus en plus donner une même importance aux informations extra-financières d'une entreprise et à ses données financières. Mais peuvent-ils déjà leur accorder une égale confiance ? Pas tout à fait, du fait de la complexité inhérente à la mesure des indicateurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).
À horizon de cinq ans, le reporting de durabilité devra cependant avoir atteint un niveau de qualité aussi élevé que celui du reporting financier en raison des nouvelles exigences réglementaires et des attentes du marché.
Par ailleurs, les entreprises qui sont prêtes à jouer le jeu dès aujourd'hui bénéficieront d'avantages concurrentiels par rapport à celles qui tarderont à se lancer : disponibilité et coût des capitaux, capacité accrue à travailler avec certains partenaires commerciaux, image de marque vis-à-vis des candidats, collaborateurs et clients.
Cécile Saint-Martin, Global ESG Assurance Leader, associée PwC France et Maghreb, détaille dans cette interview les actions que les entreprises peuvent d’ores et déjà mettre en place pour accroître la confiance de leurs parties prenantes dans leur reporting de durabilité.
Les investisseurs et le grand public s'intéressent de près aux performances des entreprises en matière de durabilité, c'est-à-dire à leur capacité de maintenir un certain niveau de performance économique dans le temps sans nuire à l'environnement ni à la société. Pourtant, de nombreuses entreprises ne savent pas encore très bien comment tracer ces données extra-financières (maintenant appelées données de durabilité) et garantir leur fiabilité avant de les publier.
Nos clients nous demandent comment mesurer les informations de durabilité de manière cohérente afin de pouvoir comparer les performances et l'impact d'une année à l'autre, mais aussi d'une entreprise à l'autre. Malgré les récentes décisions prises par les régulateurs pour fournir des lignes directrices en matière de reporting de durabilité, ils se heurtent encore à de nombreux obstacles : divergences sur ce qu'il faut mesurer, incertitude quant aux formats de communication en externe… Les données, souvent compilées par des processus non structurés, sont qualitativement hétérogènes, souvent limitées, parfois obsolètes, voire entachées de subjectivité.
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Pour contrer ces zones d’ombre, la certification des rapports RSE par des tiers permet d’apporter de l’assurance, donc de la confiance. Or, même pour les entreprises qui publient des indicateurs ESG depuis des années, l'assurance dans le domaine de l’extra-financier reste un exercice relativement nouveau. Avec les nouvelles exigences de reporting qui se profilent à un horizon proche (CSRD, SFDR, extension de la taxonomie…), les entreprises doivent prendre certaines mesures pour être prêtes à un audit de leur reporting de durabilité.
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Les données ESG posent des problèmes de différentes natures :
Pour les données financières, les indicateurs sont maîtrisés et les processus de gestion bien compris. Aucun de ces processus n'existe d’emblée pour les données ESG. La plupart des données environnementales sont opérationnelles (quand elles proviennent par exemple de compteurs électriques ou d'eau), ou sont estimées à l'aide de modèles statistiques basés sur des données sous-jacentes parfois anciennes. Les données sociales, qui mesurent la diversité et l'inclusion, sont inconnues des systèmes comptables classiques. Les données taxonomie font l’objet d’approximation ou de clés de répartition et sont collectées pour beaucoup encore sur un simple tableur.
Rarement structurées et formatées, les données de durabilité font l’objet d’un suivi manuel, avec des indicateurs définis différemment selon le pays ou la ligne métier. Dans ces conditions, il s’avère très difficile pour une entreprise d'évaluer son impact et sa progression vers ses objectifs de durabilité.
D’autre part, les indicateurs ESG peuvent être suspectés de subjectivité ou d’ambiguïté. Les attentes des régulateurs quant à la mesure des critères ESG laissent aux entreprises une certaine latitude pour déterminer ce qu’il importe de mesurer en fonction de leurs enjeux et des parties prenantes considérées. Cela peut laisser la porte ouverte à de l'écoblanchiment (greenwashing), par exemple si les dirigeants ne divulguent intentionnellement que les données qui donnent une image positive des performances de leur entreprise.
De nombreux acteurs préfèrent encore une définition traditionnelle et quantifiable de la matérialité, axée sur les actionnaires et la valeur de l'entreprise, à une vision plus durable, qui inclut toutes les parties prenantes et l'impact de l'entreprise sur la société et l'environnement. La première définition reflète la manière dont les éléments externes peuvent affecter l'entreprise ; la seconde reflète la manière dont l'entreprise peut affecter le monde externe. Pour l'instant, seule l'Union européenne prévoit d'exiger des entreprises qu'elles tiennent compte des deux, ce qu'on appelle la double matérialité.
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Je vois cinq types d’actions à mettre en place pour les entreprises concernées.
À ne plus faire : un reporting ascendant, conditionné par les données disponibles dans les différents silos d'activité. Cette approche fragilise la pertinence et l’utilité de l'information, quand elle n’expose pas l’entreprise à des accusations de greenwashing . En effet, la confiance ne peut s’établir si les parties prenantes soupçonnent l’organisation de mettre en avant ce qui lui est favorable dans un domaine plutôt que de dévoiler des manquements ailleurs.
À faire : un reporting objectif et ciblé, qui part de ce qui importe vraiment aux parties prenantes. Celles-ci témoignent de plus en plus d’intérêt pour la double matérialité, et non seulement la matérialité financière. Une implication significative de la direction et de la gouvernance dans la définition des sujets matériels est attendue. Mettre à jour cette analyse de matérialité en conformité avec la méthodologie des futures normes de reporting de durabilité est indispensable pour les entreprises qui seront bientôt sujettes à la CSRD et cela dès que possible.
Les actionnaires et autres parties prenantes feront d’autant plus confiance aux résultats annoncés que les définitions et processus utilisés pour les obtenir seront totalement transparents, permettant notamment la comparabilité entre différents acteurs.
Si certaines définitions ne sont pas clairement exposées dans la réglementation, il y a un enjeu de transparence sur les choix et jugements effectués et par conséquent, l’entreprise devra trouver un équilibre entre faire l’impasse sur ces définitions et publier un rapport illisible à force d’être détaillé. L'objectif est d'aboutir à un document précis, transparent et suffisamment accessible pour que chacun puisse trouver directement les informations recherchées.
Des firmes d’audit qui disposent d’une longue pratique de revue de reportings, qu’ils soient financiers ou autres, peuvent apporter un regard objectif sur le caractère adéquat des informations communiquées.
L’étape préalable à toute communication sur les informations de durabilité est de s’assurer de la solidité des données. Or, c’est beaucoup moins simple que de vérifier des factures. Cela exige une qualité de données supérieure à celle qui a souvent été disponible. Une des principales difficultés viendra de la recherche de données exhaustives et comparables à la fois dans le temps et sur plusieurs zones géographiques.
Si certains types de données ont des limitations, celles-ci doivent être clairement exposées et expliquées. En cas de doute sur des données, il est préférable de différer le reporting jusqu’à ce que leur qualité ait pu être vérifiée.
Il faut garder en tête qu’avec la normalisation du reporting de durabilité qui est en marche, il est important de définir dès maintenant un plan pluriannuel de renforcement des processus de production des données, incluant notamment l’impact sur les systèmes d’information. L’entreprise peut d’ailleurs gagner en crédibilité à communiquer sur ses plans d'amélioration dans ce domaine.
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Un reporting efficace nécessite une diligence continue portée par une équipe dédiée. La rigueur et la discipline jusqu’alors appliquées aux états financiers et au rapport annuel doivent également s’appliquer au reporting ESG. Les équipes doivent en comprendre les concepts, risques et opportunités, mais aussi consacrer une part importante de leur temps aux données de durabilité, tout au long de l'année.
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Les actions précédentes seront d’autant plus valorisées par les investisseurs et autres parties prenantes que le reporting de durabilité ainsi produit fera l’objet d’un rapport d’assurance externe robuste. Cette robustesse provient notamment de trois facteurs :
Le périmètre des données ESG faisant l’objet d’une assurance externe : plus il est large, plus il limite le risque de greenwashing ;
Le niveau d’assurance obtenu : les parties prenantes s’attendent à disposer du même niveau de confort que pour l’audit actuel de la donnée financière. En France, la DPEF fait déjà l'objet d'assurance raisonnable ;
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Les investisseurs expriment un besoin fort d’assurance raisonnable, par un professionnel indépendant, pour accorder leur confiance au reporting de durabilité
87% des investisseurs interrogés pensent que le reporting de durabilité des entreprises contient une part d'écoblanchiment.
75% accordent une confiance accrue si le reporting a fait l’objet d’un rapport indépendant d’assurance raisonnable (c'est-à-dire le niveau d'assurance obtenu lors d'un audit des états financiers).
78% jugent important que l’auditeur ait accès à des experts ayant les connaissances nécessaires en matière d’ESG.
73% attendent que l’auditeur soit expert dans l'application du scepticisme professionnel et l'évaluation du caractère raisonnable des jugements de la direction.
72% souhaitent que l’auditeur soit soumis à une réglementation imposant indépendance et normes éthiques.
71% jugent important que l’auditeur ait une vision globale de l'entreprise pour tous les types de reporting de l'entreprise.
71% jugent important que l’auditeur soit expérimenté dans l'audit d'organisations complexes (maîtrise des enjeux de matérialité, exhaustivité, périmètre du reporting…).
Source : PwC Global investor survey 2022
La réglementation européenne va imposer à court terme l’obtention d’un rapport d’assurance modérée, mais dans l’objectif de tendre vers une assurance raisonnable (c’est-à-dire le même niveau d’assurance que pour l’information financière) d’ici 2028.
Par rapport à une assurance raisonnable, un niveau d’assurance modérée des rapports RSE signifie deux choses :
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La réglementation européenne CSRD donne le ton de ce que les investisseurs et autres parties prenantes attendent aujourd’hui : une donnée ESG au même niveau que la donnée financière, préparée selon un processus objectif, selon un référentiel de reporting normé, avec un niveau élevé de fiabilité confirmé par un œil externe. Les entreprises doivent dès maintenant se préparer à un examen minutieux de leurs données de durabilité afin de renforcer la confiance des investisseurs dans leur reporting de durabilité.
Cette interview s’appuie sur l’article en anglais de Cécile Saint-Martin et Matthew Falconer : Building stakeholder trust in measures of sustainable performance