Par Stéphanie Villers, Conseillère économique, PwC France et Maghreb.
La France en sortie de crise de Covid-19 se voit confrontée à des difficultés de recrutement dans de nombreux secteurs. La pénurie de main-d’œuvre devient une des préoccupations majeures des directions des entreprises. Alors que les 30 dernières années avaient été principalement marquées par l’ancrage structurel du chômage, aujourd’hui la coexistence d’un taux de chômage élevé et d’un nombre important de postes vacants interpelle.
La théorie nous enseigne que, pour atteindre l’adéquation entre la demande et l’offre de travail, il convient d’accroître les salaires pour que l’ajustement puisse se faire. Mais, en réalité, des frictions aux origines diverses empêchent cet équilibre : inadéquation entre les formations et les besoins de certaines entreprises, difficultés de recrutement dans les secteurs traditionnels en raison du manque d’attractivité et de valorisation de certains métiers, désertion de salariés rebutés par les contraintes inhérentes à certains secteurs, comme la restauration, séquelles de la crise de Covid-19 qui empêchent les entreprises d’offrir des rémunérations attractives pour attirer de nouveaux talents...
Enfin, l’objectif du plein-emploi risque d’être contrarié par les perspectives d’une croissance moins dynamique et par la lutte contre l’inflation qui impacte à terme l’équilibre du marché du travail. Résorber la hausse des prix peut entraîner un risque de recrudescence du chômage.
Le marché du travail en France a connu une embellie à partir de 2018. Hormis un passage à vide lié à la période pandémique, le taux de chômage a peu à peu reculé pour atteindre, pour le deuxième trimestre 2022, 7,4 % de la population active - soit son plus bas niveau depuis plus d’une décennie. Il demeure inférieur de 0,8 point à celui d’avant la crise sanitaire (fin 2019).
Cette décrue du chômage s’explique par la très forte progression des créations d’emplois et le soutien inédit pour maintenir l’emploi pendant la crise sanitaire. En 2021, près de 600 000 emplois ont été créés (+591 000 exactement). Ce rebond faisait suite à une année noire marquée par plus de 200 000 destructions d’emplois (-217 000).
La mise en pause forcée de l’économie pendant la crise sanitaire avait fait craindre des faillites en chaîne entraînant une recrudescence du chômage. Les mesures inédites du « quoiqu’il en coûte » ont permis de limiter la casse en préservant l’emploi à travers notamment la prise en charge par l’État du chômage partiel. Ce plan vertueux a, à la fois, permis aux salariés de rester dans les effectifs de leur entreprise mais a par ailleurs créé les conditions de rebond au moment où l’activité s’est remise en état de marche.
Le marché de l’emploi en France a été ainsi porté par cette dynamique. Par ailleurs, notons qu’un tiers de ces créations d’emplois s’explique par le développement de l’alternance. La prime exceptionnelle de 8 000 euros pour l’embauche d’un alternant associée à la fin des restrictions sanitaires expliquent en partie cette embellie sur le marché de l’emploi.
Sur le premier semestre 2022, les créations d’emplois ont été moins dynamiques mais suffisantes pour maintenir un taux de chômage à un niveau historiquement bas. 180 000 postes ont été créés sur les six premiers mois. Le secteur tertiaire marchand hors intérim demeure le secteur le plus dynamique en matière de créations d’emplois. Le secteur de l’hébergement-restauration tire son épingle du jeu enregistrant sur le deuxième trimestre 2022 des créations d’emplois record (+29 800 emplois), suivi par le secteur des services aux entreprises (+24 200 emplois) et l’information-communication (+15 100 emplois).
Une comparaison avec les taux de chômage de nos partenaires principaux vient ternir les avancées réalisées sur le front de l’emploi en France. Les États-Unis, le Royaume-Uni ou encore l’Allemagne, sans oublier le Japon, se retrouvent en situation de plein-emploi avec un taux de chômage égal ou inférieur à 5 % de leur population active.
En France, avant la crise sanitaire, nombreux étaient les économistes à considérer que compte tenu des rigidités du marché du travail, le taux de chômage incompressible ne pouvait être inférieur à 7 % de la population active.
Le manque de flexibilité a souvent été mis en avant, notamment au travers des coûts de licenciement trop élevés. Ces derniers ont pénalisé l’embauche. Alors qu’ils devaient à l’origine jouer le rôle de pare-feu contre le chômage, ils ont eu un effet inverse en incitant les entreprises à moins recruter pour éviter des coûts de rupture de contrat trop importants.
La réforme du marché du travail lancée en 2017 (Ordonnances Macron) entendait alors répondre à ces rigidités en simplifiant sa réglementation, en décentralisant le système de négociation collective et en rendant les procédures de licenciement moins coûteuses ou au mon prédictibles. L’allègement de ces coûts devait, inversement, faciliter l’embauche. Les entreprises ont salué cette initiative et la progression des créations d’emplois peut ainsi trouver son explication grâce à cette nouvelle flexibilité. Mais, malgré ces avancées, la France demeure, selon l’OCDE, l’un des pays développés qui affichent les plus fortes rigidités sur le marché du travail.
Au demeurant, pour affiner les comparaisons internationales, il convient de prendre en compte à la fois le niveau de sous-emploi, qui correspond aux personnes subissant le temps partiel, et la part des personnes découragées, qui renoncent à chercher un emploi et qui sortent des radars en faisant partie de ce qu’on appelle le halo du chômage.
Ces personnes considérées comme inactives alors qu’elles souhaitent travailler sont particulièrement nombreuses, par exemple, en Italie avec près de trois millions de personnes recensées. De même, au Royaume-Uni, où le taux de chômage est très faible, le sous-emploi reste élevé compte tenu du recours aux emplois précaires (contrats zéro heure notamment) et s’est traduit par des ajustements à la baisse à la fois des horaires de travail et des salaires. In fine, l’analyse du marché du travail doit être appréhendée dans son ensemble intégrant d’autres critères que celui du chômage, la précarité de l’emploi étant l’autre volet à prendre en compte.
Le plein-emploi est une situation où il n’existe pas de difficulté pour un travailleur à trouver un emploi. Le plein-emploi impose un taux de chômage naturel incompressible qui correspond au délai nécessaire pour une personne de trouver un autre poste (recherche, candidature, sélection). Ce délai est en général estimé entre trois et six mois.
Selon l’Organisation internationale du Travail (OIT), le marché du travail est en situation de plein-emploi quand le taux de chômage est inférieur à 5 %. Ce taux de chômage d’équilibre, encore appelé frictionnel, varie selon les conditions de marché. Il est aussi partiellement dû à certaines imperfections récurrentes du marché du travail (informations imparfaites entre les recruteurs et les candidats, manque de mobilité, absence de transparence).
De plus en plus d’études sont réalisées pour analyser ces frictions sur le marché du travail. Alors que très longtemps, il a été considéré inefficace de vouloir agir sur cette partie frictionnelle du chômage, aujourd’hui de nombreuses recherches ont démontré que les taxes, les subventions, les allocations-chômage, le salaire minimum agissent sur ce chômage d’équilibre et expliquent les divergences internationales entre les taux de chômage de long terme.
Si l’année 2021 a été marquée en France par une croissance du PIB soutenue à 7 % et un recul du taux de chômage, elle a, en outre, mis en évidence un phénomène peu observé jusqu’alors, la difficulté de recrutement. Nombreuses sont les entreprises à faire face à des pénuries de main-d'œuvre. La Dares observe des tensions à l’embauche dans la quasi-totalité des secteurs. Les tensions les plus fortes sont recensées dans les métiers du bâtiment, de l’industrie, de l’informatique et des télécommunications, ainsi que dans les métiers de la santé (en particulier les infirmiers).
Le nombre de postes vacants dans l’emploi total continue de croître sur la première partie de l’année 2022 alors même que la situation économique se dégrade avec notamment la résurgence de l’inflation. Au total, 362 800 emplois vacants ont été comptabilisés au deuxième trimestre 2022. Ainsi, le nombre d’emplois vacants augmente très fortement à +72 % par rapport à la période d’avant la crise de Covid-19. Par rapport au 4e trimestre 2019, le nombre de postes vacants a augmenté au deuxième trimestre 2022 de 99 % dans l’industrie, 76 % dans le tertiaire non marchand, 66 % dans le tertiaire marchand et 54 % dans la construction, selon les chiffres de la Dares.
Le bon sens se heurte à la réalité des chiffres. Avec un taux de chômage à 7,4 % de la population active, qui correspond concrètement à 2,3 millions de personnes à la recherche d’un emploi, il est difficile de justifier la persistance d’un nombre aussi important de postes vacants. On pourrait imaginer que près de 300 000 personnes sans emploi sortent des radars du chômage s’ils se tournaient vers ces postes non pourvus. Pourtant, selon une enquête menée en août 2022 par la Banque de France, 57 % des entreprises interrogées indiquent rencontrer des difficultés de recrutement. Cette tendance semble décroître légèrement mais demeure une inquiétude pour cette rentrée 2022.
La théorie nous enseigne que pour atteindre l’adéquation entre la demande et l’offre, il convient d’accroître les salaires pour que l’ajustement puisse se faire, c’est-à-dire que les offres d’emplois provenant des entreprises puissent satisfaire les demandes d’emplois des ménages. Mais, en réalité, des frictions aux origines diverses empêchent cet équilibre.
Les entreprises les plus fragiles ont du mal à offrir des salaires attractifs. Elles proposent ainsi des rémunérations moins élevées que les entreprises qui déclarent ne pas avoir de difficultés de recrutement.
Les mesures de soutien en trésorerie mises en place depuis la période Covid ont permis la survie d’un grand nombre d’entreprises, en particulier celles qui avant même la pandémie souffraient d’un manque de rentabilité. Les prêts garantis par l'État (PGE), la prise en charge du chômage partiel, ainsi que des cotisations sociales et d’une partie du chiffre d’affaires ont été autant de soutien qui ont permis aux entreprises de passer la crise sans mettre la clé sous la porte. Certaines d’entre elles, notamment celles déjà en situation financière délicate avant la crise sanitaire, se sont retrouvées artificiellement maintenues en vie par cette manne publique.
En sortie de crise, lorsque les entreprises ont pu reprendre leur activité, les plus fragiles se sont remises en état de marche mais, faute de pouvoir offrir des rémunérations compétitives, se retrouvent pénalisées dans leur capacité d’embauche.
Selon la Banque de France, entre septembre 2021 et août 2022, le nombre de défaillances d’entreprises était en repli de 30,7 % par rapport à 2019, soit avant le début de la crise sanitaire. Les défaillances restent donc à un niveau très faible par rapport au niveau pré crise du Covid-19. On pourrait sans doute se réjouir de la baisse du nombre de dépôts de bilan mais elle masque l’émergence d’entreprises dites zombies. Ces entreprises qui se caractérisent par leur manque de profitabilité sont précisément celles qui peuvent faire face à des difficultés de recrutement.
Les difficultés de recrutement peuvent découler d’un décalage entre les compétences recherchées par les entreprises et les compétences détenues par les candidats.
Certaines entreprises sont à la recherche d’expertises très pointues sans pouvoir trouver les candidats aux compétences requises. Les entreprises dans les secteurs de pointe, très productives, à l’affût de profils rares (ingénieurs en électronique, secteur du numérique ou encore dans la bio-industrie) ont donc du mal à embaucher. Pour autant, le manque de formation ou de compétences ne donne qu’une explication très partielle à la pénurie de l’emploi. En effet, la spécificité d’une formation n’est pas déterminante en France. Moins de 50 % des salariés disposent d’un diplôme correspondant précisément à la spécificité du métier exercé.
C’est davantage dans les secteurs où les postes proposés semblent les moins valorisés ou attractifs que les difficultés de recrutement apparaissent. Selon Pôle emploi, les métiers où les tensions à l’embauche sont les plus prégnantes se concentrent dans la santé (infirmiers, pharmaciens), les transports (conducteurs), la mécanique (carrossiers, mécaniciens), le service à la personne et les emplois manuels qualifiés (couvreurs, plombiers, chauffagistes, menuisiers, etc.).
Le manque de valorisation et d’attractivité a entraîné un moindre intérêt pour certains métiers expliquant en partie la pénurie de main-d'œuvre. Les recruteurs font face à un panel restreint de candidats qui disposent des compétences nécessaires pour ces emplois qualifiés. Une étude de l’OCDE démontre que 34,2 % des personnes occuperaient en France un poste pour lequel leur niveau de qualification serait soit au-dessus (23,5 %) soit en dessous (10,6 %) du niveau requis.
Mais au-delà de la qualification, le manque de mixité de certains métiers constitue un frein au recrutement. Ainsi, les assistants maternels sont à 99 % des femmes, tandis que les hommes représentent 95 % des métiers du bâtiment. Dans les deux cas, rechercher la mixité permettrait d’élargir le spectre des candidats et pourrait être un élément de réponse à associer à une revalorisation des rémunérations et à de meilleures conditions de travail. Dans le secteur de l’hôtellerie et la restauration, les horaires de travail restent un frein au recrutement malgré une main-d'œuvre relativement abondante.
La faible mobilité géographique reste de même un frein au recrutement. En France, la mobilité résidentielle est moindre que dans les pays d’Europe du Nord et peut expliquer un chômage structurel plus important. Le prix du logement et les trajets quotidiens sont de plus en plus de paramètres qui viennent complexifier l’embauche. Les temps de transports demeurent un handicap pour les personnes qui cherchent à concilier au mieux vie privée et vie professionnelle. Le développement du télétravail apporte un élément de réponse même si tout ne peut être résolu par le travail à distance.
Après avoir identifié les raisons des difficultés de recrutement qui pourraient être en partie résolues par des revalorisations salariales ou de meilleures conditions de travail, il convient de se tourner vers notre niveau de chômage. Le taux de chômage peut-il atteindre 5 % de la population active ? En d’autres termes, le plein-emploi est-il un objectif envisageable en France ?
Nous avons vu qu’agir sur les rigidités du marché de l’emploi permet de faire baisser le chômage structurel. Pour autant, la conjoncture reste un indicateur incontournable pour anticiper les perspectives de développement des entreprises et donc leur besoin d’embaucher. Or, si le moral des entreprises reste au-dessus de sa tendance de long terme, les enquêtes de l’INSEE du mois de septembre 2022 indiquent une détérioration du climat des affaires en France.
Les entreprises naviguent entre deux eaux. Elles continuent de bénéficier du résidu de croissance généré par la reprise de 2021, mais font face à des difficultés liées à un contexte géopolitique heurté et très incertain. La progression des coûts de production à travers la flambée de la facture énergétique pèse sur leur activité. Même si les difficultés d’approvisionnement semblent s’atténuer, les perspectives économiques s’assombrissent. Après une croissance du PIB de +0,2 % au troisième trimestre 2022, les trois derniers mois de l’année devraient marquer le pas, enregistrant une croissance nulle. Dans ce contexte, les créations d’emplois au deuxième semestre devraient ralentir et aboutir à stabiliser le taux de chômage en fin d’année.
Notons par ailleurs que les conditions de financement des entreprises vont se durcir peu à peu et rendre moins attractif le recours à l’emprunt. La BCE s’est lancée depuis juillet dans une politique de durcissement monétaire afin de mieux contrôler l’inflation. Les entreprises savent que les taux d’intérêt vont continuer de progresser. Or, pour envisager les perspectives de croissance et de chômage pour 2023, regardons les enseignements de la théorie économique. Une relation inverse a été mise en évidence par A.W. Philipps (1953) entre le taux d’inflation et le taux de chômage.
Même si la corrélation entre ces deux facteurs reste faible, car d’autres facteurs viennent altérer cette relation, on peut observer néanmoins qu’en période de baisse du chômage, l’inflation a tendance à progresser. En effet, les entreprises qui sont confrontées à une moindre disponibilité de la main-d’œuvre sont susceptibles de proposer des salaires plus élevés pour attirer les talents. Pour maintenir leurs marges, les entreprises sont amenées alors à répercuter les hausses salariales sur les prix de vente (cf. graph ci-dessous). Inversement, la lutte contre l’inflation, qui se traduit par une hausse des taux d’intérêt, va contraindre la dynamique économique et, par effet ricochet, les entreprises vont être moins disposées à embaucher.
Seule une modération salariale pourrait inciter les entreprises à conserver leur masse salariale en période de moindre croissance. Certaines entreprises ont déjà opté pour cette stratégie : elles préfèrent conserver leurs effectifs pour, une fois passée la crise énergétique, disposer du capital humain nécessaire pour rebondir. Ce qui explique en partie la stabilité du taux de chômage depuis le début de l’année 2022. Pour autant, le niveau d’inflation incite les salariés à réclamer des hausses de salaires.
Le salaire de base n’étant pas flexible à la baisse, il est difficile d’adapter cette rétribution aux fluctuations conjoncturelles. Ainsi, pour tenter de répondre aux demandes de revalorisations salariales, les entreprises peuvent agir sur la part flexible de la rémunération. Proposer des bonus, primes, mais aussi développer l’épargne salariale (participation, intéressement) reste des options à explorer pour répondre aux réclamations des salariés qui font face notamment à des dépenses contraintes en forte augmentation (chauffage, transports, alimentations, etc.). Ces composantes étant flexibles et réversibles, elles peuvent permettre aux entreprises de répondre aux besoins de leurs salariés sans les contraindre sur le moyen/long terme en cas de retournement de conjoncture.
Pour autant, un taux de chômage élevé constitue un frein aux revendications salariales. Tant que l’inflation ne sera pas maîtrisée, la perspective d’atteindre le plein-emploi en France demeure contrariée. Comme nous l’avons vu, une baisse de l’inflation peut entraîner une montée du taux de chômage. Selon les estimations de la BCE, le taux d’inflation ne pourra être ramené à 2 % que d’ici 2024. Durant les deux prochaines années, baisser le nombre de sans-emploi risque d’être empêché par la politique de la BCE de lutte contre l’inflation.